Introduction à l'exposition par Jean Prétôt
Quand Sébastien m’a fait l’honneur mais surtout l’amitié de me demander quelques mots pour le vernissage, j’ai immédiatement pensé à la dernière prestation qui accompagnait l’ouverture de sa magnifique exposition à la galerie Selz à Perreffite en septembre 2018 ; un de mes collègues y avait interprété des variations toutes maritimes à l’accordéon qui collaient si bien à son univers…mais je n’ai pas ce talent.
Je vais donc faire avec mes petits moyens et vous proposer une très brève lecture des toiles de Sébastien avec les mots d’un autre artiste voyageur, l’écrivain Nicolas Bouvier.
C’est dans L’Usage du monde publié d’abord en 1963 à compte d’auteur que j’ai trouvé certaines similitudes intéressantes, sinon troublantes.
À quoi correspondent toutes ces îles ? L’amour du voyage, sans doute, une fascination pour leur forme dans un livre de géographie quand Sébastien était encore lycéen – on sait que Bouvier a aussi été hypnotisé par les couleurs de ses atlas quand il était jeune –, dans les deux cas le fruit de minutieuses observations : esquisses pour Sébastien, manuscrits et carnets préparatoires pour Bouvier.
Le résultat : ce qu’Olivier Salazar-Ferrer dans son cippe consacré à L’Usage du monde nomme : « une condensation lyrique du réel[1]», en d’autres termes tenter de « capter le flux de la vie ». Voici comment Bouvier décrit par exemple un jardin :
« Paix merveilleuse d’un jardin de couleurs atténuées, surfaces d’eau calme ; En somme, un paradis abstrait, très loin du réel. Le reflet sans soucis d’un jardin plutôt qu’un vrai jardin[2] ».
Le critique va encore plus loin. Comment ne pas avoir à l’esprit les îles de Sébastien quand il dit ceci :
« La scène s’imprègne de mystère et gagne une ritualité magique et inquiétante où les éléments de la terre, de la mer, du feu et du ciel composent une symphonie dont les détails les plus infimes répondent à des transformations cosmiques[3] ».
Voici ce que cela donne chez Bouvier :
« Sur une plage de sable noir, nous nous faisons griller un petit poisson. Sa chair rose prend la couleur de la fumée. Nous récoltons des racines blanchies par la mer et de menus éclats de bambou pour alimenter la flamme, puis nous mangeons accroupis contre le feu sous une douce pluie d’automne en regardant la mer s’en prendre à quelques barcasses, et un immense champignon d’orage s’élever très loin dans le ciel du côté de la Crimée[4] ».
N’oublions pas ce qui se trouve toujours sur ces îles : un rocher, une montagne. Dans L’Usage du monde, Bouvier brille dans la défamiliarisation du réel, pour lui la seule et véritable façon de garantir une fraîcheur de perception. Montesquieu, dans ses lettres persanes disait : « Comment peut-on être Persan à Paris » ? Bouvier : « Comment peut-on être Genevois à Téhéran ? » Et Sébastien ? Ne s’agit-il pas ici d’un motif typiquement suisse, un cliché ? Pourquoi chercher en Asie du Sud-Est-ce qu’on peut voir partout dans notre pays ?
Je pourrais encore aborder les toiles au centre, disposées d’ailleurs comme les lignes topographiques qu’elles contiennent, dire qu’elles ont été peintes bien avant qu’une célèbre marque de couteau ou un fameux maillot de football ne les prennent à leur tour comme motifs…mais j’ai promis d’être bref.
Je terminerai en disant que Bouvier aurait sans doute vu d’un mauvais œil mon petit commentaire. Comme le souligne très bien Olivier Salazar-Ferrer : « le voyageur-artiste doit renoncer aux images attendues, remplacer la conquête par l’ascèse et l’acquisition par une contemplation libre qui peut aller jusqu’à une forme d’extase[5] » ; Chez Bouvier, la fameuse formule : « On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait ». Vous pourriez dire avoir manqué de cette liberté ou même me reprocher d’avoir trouvé dans Bouvier uniquement ce qui pouvait servir mon propos : je vous l’accorde parfaitement.
Dans un monde tellement connecté et adepte du virtuel, je vous propose de marcher, vous aussi, aux côtés du critique quand il dit ceci, et ce sera ma phrase de fin : « le voyage représente cette catastrophe providentielle permettant d’entendre rugir le réel.[6] »
Jean Prétôt
[1] Olivier Salazar-Ferrer, L'Usage du monde de Nicolas Bouvier, ACEL – Infolio éd., coll. Le cippe, 2015, 128 p.
[2] Archives Bouvier, « Une saison en Asie », Dossier 2002/36.
[3] Olivier Salazar-Ferrer, op.cit., p.43.
[4] Id..
[5] Id., p.107.
[6] Id., p.108.